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Tribune de Jocelyn Caron, ancien élève étranger (promotion Jean-Jacques Rousseau, 2011) sur le site du Figaro , 19/04/2019

Revue de presse

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20/04/2019

«Je suis un ancien élève québécois de l’ENA et je la défends»

Québécois, Jocelyn Caron a été élève à l’ENA en 2010 et 2011. Pour lui, supprimer l’ENA, comme le suggèrent les réponses au «grand débat» de Macron, tient d’un mauvais procès: ce n’est pas l’école qui est en faute, mais le système éducatif dans son ensemble.


Comme tous les Français (et beaucoup de Québécois), j’ai été touché par le terrible incendie de Notre-Dame de Paris. Quelle blessure, quel coup du sort! Toutefois, c’est la colère qui m’a envahie lorsque j’ai appris que le président Macron avait prévu d’annoncer le soir même la suppression de l’École nationale d’administration. Quoi!? Faudrait-il en plus que la France s’inflige elle-même un autre malheur?

Eh oui, je suis étranger, j’ai choisi de m’endetter en étudiant à l’ÉNA parce que dans les pays anglo-saxons, le service de l’État n’est pas valorisé comme en France. À l’époque, j’ai volontairement quitté le droit — notre filière d’élite québécoise — pour aller me former dans un environnement bien différent.

En fréquentant cette école, j’ai été un témoin privilégié de la société française, de ses rapports aux élites, de son attachement au service public et du sentiment national pour le moins empreint de doute en l’avenir. Évidemment, j’ai remarqué le torrent de critiques à l’endroit de l’ÉNA et pour dire vrai, je ne les ai jamais comprises. En fait, ce qui m’a toujours frappé est le caractère éminemment franco-français de celles-ci: elles manquent terriblement de perspective.

Ainsi, on reprocherait à l’ÉNA de produire une élite qui décide seule du destin de la France. A-t-on oublié les universités de la Ivy League qui ont formé tous les présidents américains depuis Reagan, de même que le gratin de Wall Street à la sauce Goldman Sachs? Ou encore le duo Oxford-Cambridge suprêmement prédominant dans la vie économique et politique du Royaume-Uni? Au Québec, les professions libérales, au premier chef le droit, constituent la voie royale vers la politique. La réalité est que tous les pays ont leur filière d’élite et que bien souvent l’argent— et la corruption qui va avec — y joue un grand rôle dans leur accès. Au moins, la France a réussi à y atténuer considérablement le rôle de la richesse en établissant des concours basés sur le mérite.

Les jurys d’admission ont souvent critiqué l’uniformité des candidats au concours d’entrée de l’École. Ce reproche est d’une banalité sans nom: ainsi, on blâmerait des postulants à une épreuve de sélection de travailler à maximiser leurs chances de la réussir? Les concours, comme les examens, engendrent nécessairement l’uniformité. Aucun système n’est parfait.

De même, l’ÉNA serait une fabrique où tous les diplômés en sortent formatés par une pensée unique. Ah! C’est drôle, mais qui voit des points en commun idéologiques entre, par exemple, Florian Philippot, Emmanuel Macron, François Asselineau, Jean-Pierre Chevènement, Laurent Wauquiez et, disons, Hubert Védrine? La réalité, c’est que les élèves de cette école ont des idées bien arrêtées avant d’y entrer et que l’École n’y change pas grand-chose, sauf côtoyer des gens qui ne pensent pas comme soi. Je serais d’ailleurs surpris d’apprendre que les diplômés d’Harvard soient aussi dissemblables que ceux de l’ÉNA.

Or, cette diversité idéologique des élèves est la résultante de l’unicité de l’ÉNA. Ses contempteurs oublient que cette École a quelque chose d’unique: il est en effet bien rare que le service de l’État soit la chose la plus prestigieuse dans une société. Or, c’est précisément l’effet de l’ÉNA en France, c’est-à-dire placer le service public au sommet de la hiérarchie sociale. C’est d’une noblesse évidente. Voilà pourquoi ce sont de Gaulle et Maurice Thorez— un communiste! - qui l’ont mise en place.

L’ÉNA est de plus un puissant instrument de diplomatie. Au fil du temps, la France a accueilli — à ses frais — au sein cet établissement des centaines d’élèves étrangers. En 2010, j’avais fait le calcul et déterminé que 16 ambassadeurs en poste à Paris étaient des anciens de l’ÉNA. Quel succès! Est-ce que les Français réalisent à quel point des générations d’élèves étrangers, devenus hauts fonctionnaires, sont maintenant davantage à l’écoute de la France à cause de l’ÉNA? Bien peu, malheureusement.

L’ÉNA, avant tout, est une voie d’accès, parmi d’autres, à de hautes fonctions au sein de l’État. Si problème il y a, ce n’est pas la voie d’accès en tant que telle, mais ce qui se passe avant et après celle-ci.

Avant, ce sont les manières de contourner la carte scolaire qui mine l’égalité républicaine dès le début du parcours scolaire. Ce sont ces classes préparatoires au concours d’entrée qui donnent une chance supplémentaire à ceux dont les moyens permettent de se payer lesdites filières. C’est aussi une République qui ne se donne pas une chance de concevoir d’autres voies d’admission car allergique aux quotas, au recrutement sur dossier, etc. C’est même, je l’ai constaté, cette mentalité d’autocensure qui convainc des jeunes de ne pas se présenter au concours, car ils se jugent d’emblée incapables de réussir.

Après, ce sont les «grands corps»—l’Inspection générale des Finances, le Conseil d’État, et la Cour des comptes — qui sont des États dans l’État. En effet, leurs conditions de travail bien supérieures à celles des administrateurs civils (le gros du contingent qui sort de l’ÉNA) font diverger les talents vers le confort plutôt que vers des vocations. Vous remarquerez d’ailleurs qu’un nombre criant des présidents et premiers ministres qui ont fait l’ÉNA sont issus de ces grands corps: ce n’est pas pour rien. Un gouvernement qui aurait du courage s’attaquerait aux conditions dont bénéficie cette caste bien avant le véhicule qui leur permet d’y accéder. Ce sont aussi les portes tournantes de ces grands corps qui favorisent encore trop — mais bien moins qu’ailleurs il faut le rappeler —l’osmose entre le secteur privé et l’État qui participe à cette perception des élites travaillant pour elles avant tout.

Surtout, c’est l’importance de l’État dans la vie nationale française qui focalise les critiques sur l’ÉNA. Les Français trouvent que ses anciens élèves occupent des postes stratégiques et seraient une caste aux commandes de la vie politique? Et s’ils s’interrogeaient sur le rôle de l’État en général plutôt? Mon petit doigt me dit que les Français y sont bien attachés depuis des siècles déjà, et que, ÉNA ou pas, l’État continuera en France d’occuper le rôle structurant et prédominant que l’on attend de lui.

Cependant, pendant que l’on s’attaquera à ce symbole, on oubliera ses caractéristiques porteuses et distinctes bien plus positives que les filières d’élite d’autres pays occidentaux. On jettera à la poubelle un modèle qui peut revendiquer plus de réussites que d’échecs.

À la fin d’ailleurs, est-ce que la suppression de l’ÉNA aidera les Français à boucler leur fin de mois? Verrait-on les États-Unis abolir Yale ou le Royaume-Uni sa London School of Economics s’ils y constataient des problèmes? La réponse à ces questions, en soi, indique toute la valeur de cette réforme qui n’est, dans le meilleur des scénarios, qu’une fantasmagorique fuite en avant.



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