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Portrait de Marie-Anne Barbat-Layani, Secrétaire générale des ministères économiques et financiers.

Portraits

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12/06/2020


Entretien avec Marie-Anne Barbat-Layani, Secrétaire générale des ministères économiques et financiers.

« Oublier les femmes dans les nominations, les panels, les débats…ce n’est pas seulement d’une ringardise absolue : c’est une perte d’opportunité inadmissible pour notre pays »



Sa carrière de haut fonctionnaire débute à la Représentation permanente de la France auprès de l'Union européenne, comme attachée financière, de 1997 à 1999. Elle exerce ensuite jusqu'en 2007 différentes fonctions à la Direction générale du Trésor. 

  • De 2007 à 2010, elle part dans le privé comme directrice générale adjointe du Crédit agricole chargée des finances des Caisses régionales et des affaires européennes. 
  • De 2010 à 2012, elle est directrice adjointe au cabinet du Premier ministre François Fillon, en charge des dossiers économiques, financiers, industriels, budgétaires et fiscaux. 
  • De 2012 à 2014, elle rejoint l'Inspection générale des finances.
  • De 2014 à 2016, elle dirige la Fédération Bancaire Française.
  • Le 1er décembre 2019, elle est nommée Secrétaire générale des ministères économiques et financiers.


Avez-vous conçu très jeune, par exemple dès la scolarité à l’ENA, votre trajectoire professionnelle, et comment s’est-elle plus nettement dessinée ? Avez-vous bénéficié de conseils ? Et sinon, quels conseils auriez-vous aimé qu’on vous apporte ?

Je n’ai jamais eu aucun plan de carrière, sinon celui de ne jamais m’ennuyer  et, pour ce faire, d’être utile, et plus particulièrement, de servir mon pays. A la sortie de l’ENA, j’ai eu la chance de rejoindre, un peu par hasard, le ministère des finances, où je me suis construite professionnellement, et où j’ai trouvé un univers combinant rigueur et passion qui me convenait sans doute particulièrement bien.  

J’ai eu des modèles, notamment Jean-Pierre Jouyet qui avait cette façon de vous faire confiance qui vous amenait à donner le meilleur de vous-même. Je ne l’ai jamais oublié et je sais ce que je lui dois. Et Christine Lagarde, bien sûr, car elle est la meilleure (je suis toujours estomaquée quand la presse s’inquiète de ses compétences : c’est d’un sexisme rare !), et constitue évidemment un exemple pour toutes les femmes. Mais je n’ai jamais supporté les « conseils »: chaque fois que l’on a essayé de me dissuader de faire quelque chose parce que ce n’était pas pour moi, je l’ai fait. Le meilleur coach professionnel est pour moi…Madonna, qui se rit de ceux qui lui enjoignent de se taire depuis le début de sa carrière, et sont aux oubliettes. Finalement, le conseil que j’aurais aimé que l’on m’apporte, c’est de fuir ceux qui vous voient petit (e).

A partir de votre « maison » d’origine, vous avez alterné des phases dans le privé et le public, et à l’international : qu’est-ce que ces expériences vous ont apporté dans le pilotage de l’administration et de sa transformation ?

J’ai eu la chance d’avoir une carrière très variée, ce qui m’a permis de devoir refaire mes preuves très régulièrement. Ce n’est pas très confortable, mais c’est une hygiène utile.  

Mon parcours a une forte dominante de service public, au Trésor, à l’Inspection générale des finances, puis aujourd’hui au Secrétariat général. J’ai eu une très belle expérience européenne, à Bruxelles, qui m’a passionnée, et j’ai toujours veillé à conserver, lorsque cela était possible, une dimension européenne dans mes activités. 

J’ai aussi eu deux expériences de cabinet ministériel, la première d’ailleurs comme conseillère Europe à Bercy, et la seconde comme directrice adjointe du cabinet du Premier ministre, où l’on m’a dit à l’époque que j’étais la première femme à occuper ces fonctions (il y en a eu au moins deux depuis, et non des moindres ! Odile Renaud-Basso, qui m’a succédée, et Claire Waysand). Et bien sûr : deux grandes expériences dans le secteur privé : au Crédit Agricole, où j’ai énormément appris, avant tout grâce à l’extraordinaire richesse humaine de cette maison qui est une sorte d’entreprise familiale (au bons sens du terme) devenue une multinationale ultra-performante, sans rien perdre ni de ses racines paysannes ni de ses valeurs mutualistes d’une modernité stupéfiante, et la Fédération Bancaire Française que j’ai dirigée pendant six ans. 

Dans le secteur privé, j’ai appris à « faire », car souvent l’administration est paralysée par sa propre complexité. Nous devons apprendre à utiliser l’extraordinaire intelligence collective de l’Etat à trouver des solutions, et non pas à trouver les raisons de ne pas faire (il y en a toujours). 

J’ai aussi appris l’importance du management, car on ne peut rien imposer dans une entreprise sauf à courir à l’échec : il faut convaincre et faire adhérer. On y disposait d’outils qui sont, heureusement, arrivés depuis lors dans l’administration : les primes individualisées, qui sont un vrai signal managérial, le pilotage par les objectifs, l’encouragement à la créativité car le développement est indispensable lorsque l’activité n’est pas une donnée mais une conquête, et le côté vertueux et très structurant de la compétition pour recruter les talents. Sans oublier l’importance des conseils externes, y compris pour soi-même : il faut avoir l’humilité de savoir recourir à ces « yeux » externes, même si on croit avoir toutes les compétences en interne. J’y ajouterais, du fait de mon expérience spécifique au secteur bancaire, l’importance de la fonction « conformité », qui mériterait d’être développée dans l’administration. 

Sur l’égalité femme / homme dans la haute fonction publique, pensez-vous que l’atteinte de la parité doive se faire par une nouvelle loi, une sorte de « Sauvadet 2 » ? Quelles sont les mesures les plus efficaces, selon vous ? Quelles mesures avez-vous souhaité plus particulièrement mettre en œuvre ? 

Il m’a fallu des années pour découvrir que l’égalité hommes femmes n’allait pas de soi. D’une certaine manière, tant mieux, car ma naïveté m’a évité de m’auto-censurer. Mais cela a été un choc, et à vrai dire une humiliation brutale pour moi qui croyais que toutes ces vieilles lunes étaient enterrées depuis longtemps. Cette humiliation est au fond moins pire que celle des quotas, que je trouve épouvantable, mais c’est sans doute un mal nécessaire, au moins dans un premier temps. A défaut, on continuera très longtemps à se priver de talents, et, franchement, notre pays ne peut pas se le permettre.

A défaut, on continue à ne vous proposer que des hommes pour les postes à responsabilité, les décorations ou les prises de parole publiques. Bizarrement, il n’y a JAMAIS de femmes compétentes, ou disponibles – et il faut savoir que les femmes sont souvent leurs pires ennemies, car il est un fait qu’elles n’osent (quasiment) jamais se mettre en avant, et ne se sentent jamais totalement compétentes ou légitimes. Elles croient que leurs qualités seront reconnues par miracle, et ne demandent jamais rien. C’est particulièrement caricatural quand vous attribuez des bonus dans le secteur privé…

Donc : il faut être intraitable. Lorsque les choses sont obligatoires, comme par hasard, on finit par trouver des femmes. 

Il faut donc des obligations de résultat, réalistes bien sûr parce qu’on part malheureusement d’assez loin, mais il me semble par exemple qu’aucune entité publique ne devrait pouvoir accueillir un colloque où les femmes ne sont pas suffisamment présentes. Et que les ComEx, comme les conseils d’administration, doivent être contraints de se féminiser progressivement, avec des objectifs clairs et progressifs.

Il faut aussi anticiper en constituant des viviers pour éviter de se trouver en difficulté. Si on nommait régulièrement des femmes à des postes importants, on ne se retrouverait pas dans la situation idiote de devoir nommer « une femme » à tout prix au dernier moment, ce qui irrite beaucoup les hommes qui ne cessent de se plaindre qu’un « vieux mâle blanc » (sic) n’a plus aucune chance d’avoir une nomination importante, sans voir que l’immense majorité des postes à responsabilité leur est, de fait, réservée.

Comment conciliez-vous une implication très forte dans le travail avec l’équilibre de la vie personnelle ?

Avoir une activité professionnelle passionnante vous donne une énergie folle. N’avez-vous pas remarqué que « moins on en fait, moins on en fait » ? Je ne sais pas ce que l’on appelle l’équilibre, je pense que la vie est un exercice d’équilibrisme permanent. Je suis un bourreau de travail, mais je n’ai aucun mérite parce que j’adore ça. Pour autant, il ne m’est jamais venu à l’esprit de renoncer à avoir des enfants, et je suis une mère poule épouvantable. Je suis assez lucide pour concevoir que j’appartiens à la catégorie des emmerdeuses, en espérant que mon mari croit toujours que je suis une emmerderesse. Et j’accorde beaucoup de place à l’amitié. En fait, je ne renonce à rien et je ne vois toujours pas pourquoi je devrais le faire.

Mais mon cas personnel n’a guère d’intérêt et tout le monde n’est pas obligé d’adorer travailler beaucoup: il faut que le monde du travail permette la conciliation vie personnelle/vie professionnelle en tenant compte du fait que les femmes font les enfants, et assument – hélas – un rôle encore très déséquilibré dans leur éducation. Il y a aurait beaucoup à dire sur ce sujet, car les enfants ne prennent pas beaucoup plus de temps que le golf (je présume), mais, d’une part, les « chartes du temps » sont utiles, d’autre part, les carrières sont aujourd’hui de plus en plus longues et permettent aux femmes de revenir en force, une fois les enfants élevés. A nous de gérer des rythmes différents pour bénéficier de leur envie de revenir à fond avec la force de l’expérience et de la maturité.

Vous avez, dans le contexte actuel, des responsabilités de gestion de crise : avez-vous le sentiment que vous y étiez préparée ? Quelles leçons en retirez-vous pour l’exercice de votre métier ? 

J’ai traversé la crise financière dans le secteur bancaire, et la crise de la dette souveraine à Matignon. Cela m’a donné une certaine expérience de la crise, qui est inéluctable : il y a toujours des crises. 

Ce que j’ai appris, c’est que la crise a un côté viscéral : elle n’est jamais réellement prévisible, même s’il faut s’y préparer, comme un soldat apprend à tirer et à ramper dans la boue, car une fois qu’elle est là, on y plonge de manière irréversible, et on se bat dans une forme d’obscurité. Chaque crise est différente, mais les réflexes comptent. Il ne faut ni avoir peur, ni se laisser gagner par le pessimisme. Il faut accepter notre fragilité : la crise n’est pas une faute,  même si c’est parfois difficile à admettre au pays des bons élèves. Il faut jouer collectif ; or, le syndrome de Jeanne d’Arc est hélas toujours présent : chacun veut sauver la France, mais à lui tout seul. C’est idiot, et on perd beaucoup de temps et d’énergie. Or, il faut plus que jamais être ouvert aux initiatives et à la créativité : ce sont toujours des initiatives humaines qui permettent de s’en sortir. Car on s’en sort. Et en général plus fort.

La crise nécessite une gestion beaucoup plus resserrée avec ses équipes. Beaucoup de réactivité : on ne peut pas se permettre de laisser filer tel ou tel point de faiblesse. Beaucoup d’écoute et de dialogue, car il ne sert à rien de cacher les difficultés ; au contraire, on s’enrichit énormément des idées des autres et cela me parait particulièrement vrai du dialogue social en temps de crise. Et il faut faire un vrai retour d’expérience, car on doit progresser dans la préparation collective, la capacité d’anticipation, l’organisation, la résilience. Et ne pas oublier trop vite, ce qui est une tentation et nous fait perdre du temps. 

La crise du COVID nous place face au défi de l’interdépendance et de la solidarité. Quelqu’un de jeune et en bonne santé peut avoir la tentation de ne pas accepter la discipline que nous impose cette pandémie, mais il entraîne tous les autres. Et c’est tout naturellement l’Etat qui est en première ligne pour organiser la responsabilité collective et coordonner la gestion de crise. C’est une sacrée responsabilité. Et une très belle responsabilité, non ?

Cette crise doit nous inciter à traiter urgemment et réellement la question du développement durable. Si la crise est une crise climatique, avec un enchaînement de phénomènes extrêmes, ce sera très difficile à gérer, voire ingérable, car on ne pourra pas faire face à une crise permanente. Nous le saurons encore mieux au sortir de la crise du COVID : nous n’aurons pas le choix, il faut éviter cette situation à tout prix, sans quoi, comme écrivait Joan Didion, un autre « rôle modal » féminin majeur, « the center will not hold ».


Entretien réalisé en Juin 2020.



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