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Interview de Christian Babusiaux (Ena promotion Robespierre 1970) dans Acteurs Publics, le 19/04/2019

Revue de presse

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20/04/2019

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Christian Babusiaux : “Il faut remettre en marche l’ascenseur social dans la haute fonction publique". Pour le vice-président exécutif du Cercle de la réforme de l’État et ancien président de chambre à la Cour des comptes, l’annonce de la suppression de l’ENA doit être une occasion de “questionner et d’améliorer” le recrutement des hauts fonctionnaires.


Faut-il tirer un trait sur l’ENA, comme semble le souhaiter le président de la République ?
En l’état actuel de l’information, il faut prendre le débat qui est ainsi ouvert comme une belle occasion de questionner et d’améliorer la manière dont sont recrutés et formés les fonctionnaires, et notamment les cadres supérieurs. Cette question, il faut d’ailleurs l’élargir aux autres écoles de formation des cadres généralistes : quels cadres voulons-nous ? Quels profils et compétences faut-il rechercher ? L’ENA est l’archétype d’un système qui fonctionne mal en termes de sélection, mais aussi de formation et d’organisation initiale des carrières.

L’ascenseur social à l’ENA fonctionne-t-il plus mal qu’à ses débuts, après-guerre ?
Mes parents étaient pauvres et sans diplôme. J’ai pu entrer à l’ENA à 21 ans. C’était une chance extraordinaire de promotion sociale. L’ENA, c’est aussi ça. Mais les exceptions ne doivent pas cacher la réalité générale. L’ascenseur social fonctionne mal dans l’ensemble de la société. Et dans la fonction publique, qui devrait être exemplaire. Bien sûr, l’ENA cristallise les enjeux et les passions par sa visibilité et les responsabilités auxquelles elle permet d’accéder. Là encore, nous devons nous poser la question de ce qu’il faut attendre des agents publics et de leur encadrement : le très bon élève scolaire qui réussira parfaitement sa copie de culture générale ? Il est temps de se demander enfin de quoi l’administration et les Français ont besoin. Aujourd’hui, nous avons besoin de généralistes, mais d’abord formés à appréhender la complexité de la société, y compris dans sa dimension politique ; et nous avons besoin de techniciens pour relever les défis du numérique, des évolutions scientifiques ou encore des mutations de la sphère économique et financière. L’enjeu, c’est une refonte suffisamment globale de nos modes de sélection, de recrutement et de formation.

L’ENA a pourtant évolué au cours de son histoire pour accueillir des profils plus divers…
Certes, l’ENA n’a pas été immobile, avec la création du concours interne, puis du troisième concours. Avec une adaptation des enseignements aussi. Par exemple, le coefficient majeur, aujourd’hui, porte sur la gestion publique, alors que ce n’était pas le cas antérieurement. Plus récemment, l’ENA a créé un partenariat avec l’école de design ENSCI, qui permet de faire entrer des méthodes de travail radicalement différentes au sein de la formation des cadres de la fonction publique. On peut encore citer l’introduction d’une nouvelle épreuve collective d’interaction qui valorise l’aptitude au travail collectif. Mais à l’évidence, il faut aller beaucoup plus loin. Il faut interroger notre définition du cadre dirigeant.

Comment analysez-vous ce rejet de l’élite, notamment administrative, qui n’est pas nouveau, mais qu’on a beaucoup entendu lors de la crise des “gilets jaunes” et du grand débat ?
Au-delà des réactions épidermiques, j’y vois 3 causes principales. D’abord, la décentralisation, l’“agenciarisation” et la privatisation opérées ces dernières décennies ont eu pour conséquence un affaissement des rôles techniques et opérationnels de l’État. Or les corps techniques structuraient beaucoup de ministères et cantonnaient l’hégémonie des énarques. Corrélativement, l’État n’apparaît plus dans l’opérationnel. De ce fait, il semble coupé de la réalité des activités dans beaucoup de domaines. On se retrouve donc avec une élite dominante, trop monopolistique, d’autant plus contestée qu’elle est trop loin des réalités. Deuxième cause : le manque de diversité des hauts fonctionnaires ne fait que renforcer l’image d’une fonction publique trop fermée sur elle-même. Enfin, les citoyens critiquent le manque de cohérence de certains dispositifs, le peu d’intelligibilité de certaines mesures ou encore des décisions qui créent un sentiment d’abandon dans de nombreux territoires. L’administration, et notamment ses cadres dirigeants, doivent savoir considérer défiance et critiques comme des incitations à progresser.

"Nous ne pouvons plus former des hauts fonctionnaires qui seraient uniquement des stratèges, voire des gestionnaires. Il faut renouer avec un goût pour le “faire” des politiques publiques."

L’État se retrouve donc avec le défi de réformer son mode de recrutement et de formation des hauts fonctionnaires…
Oui, il faut des voies plurielles pour accéder à l’encadrement dirigeant de l’État. Il faut aussi résolument ouvrir et décloisonner. D’abord, remettre en marche l’ascenseur social. Mais enclencher aussi une dynamique horizontale, par exemple en supprimant les monopoles d’accès à l’emploi dans diverses fonctions. S’assurer que le tour extérieur ne consiste pas à recruter toujours dans un vivier analogue. Par ailleurs, il ne faut pas agir uniquement au niveau de l’encadrement dirigeant, mais aussi de son vivier potentiel. Et nous ne pouvons plus former des hauts fonctionnaires qui seraient uniquement des stratèges, voire des gestionnaires. Il faut renouer avec un goût pour le “faire” des politiques publiques concrètement. Le haut fonctionnaire ne doit pas uniquement vouloir gérer un budget ou produire un texte réglementaire irréprochable, mais il doit s’investir dans la réalisation concrète. Si la connaissance d’autres pratiques à l’international est indispensable, il faut avant tout reconnecter les hauts fonctionnaires avec le terrain. Ce n’est pas seulement un cliché, c’est essentiel. Avec une véritable écoute du savoir des agents des catégories B et C, des allers-retours permanents entre les différents échelons administratifs ou encore savoir réellement expérimenter.

Après l’ENA, faudra-t-il rebâtir une autre école généraliste ?
La réalité actuelle, c’est une grande diversité d’écoles : écoles d’ingénieurs, Ensea, Inet, EN3S, EHESP, ENM… Le mieux est sans doute de garder plusieurs canaux. Concentrer risquerait de renforcer l’effet de moule unique et donc de faire pire que mieux. En revanche, des enseignements communs (l’intérêt général, l’approche usager, le management des équipes ou encore la co-construction…) pourraient être bénéfiques pour ne pas se cantonner à l’excellence technique. Il y a aussi un intérêt évident à ce que différents corps se côtoient dès leur formation et apprennent à travailler ensemble. Quant à la spécificité de la formation de cadres “généralistes”, celle-ci doit se distinguer des enseignements des écoles de commerce en visant 3 aptitudes : la capacité à arbitrer entre les aspects économiques et l’intérêt général, l’écoute des citoyens, la construction du vivre-ensemble. Ce débat est aussi l’occasion de mettre en place, pour les cadres dirigeants, une véritable formation tout au long de leur parcours professionnel.

Qu’est-ce qui empêche de diversifier les recrutements au sein de l’encadrement supérieur ?  
Il faut d’abord que l’État utilise les leviers dont il dispose : l’exécutif dispose d’une grande latitude de nominations pour des centaines d’emplois supérieurs, qu’il s’agisse des directeurs, des membres de cabinet ou encore, par exemple, des responsables d’agence. Cette activation ne relève pas seulement de l’interministériel, mais des ministres eux-mêmes. Et suppose une vraie politique RH au sein de l’administration. Une diversification pérenne et solide passe avant tout par un changement de paradigme en matière de compétences, de savoir et de légitimité sociale. Le Cercle de la réforme de l’État engage lui-même des échanges et des travaux pour contribuer à toutes ces réflexions.”


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