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Entretien croisé avec Lucette et Rémy DHUICQUE

Portraits

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07/10/2017

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Ils forment « le couple le plus cher de l’année ». Lucette et Rémy se sont rencontrés au cycle préparatoire de l’ENA et se sont mariés en 1970. Du poète Tagore aux archives mormones, ils nous parlent de leurs loisirs et reviennent aujourd’hui sur leurs souvenirs – aussi bons ou mauvais soient-ils !

Pourquoi avez-vous fait l’ENA ?

Rémy : « C’était un peu dans la nature des choses, car j’avais commencé une carrière administrative au ministère des finances tout en finissant ma licence en droit. Venant d’une famille rurale, je rêvais  de servir l’État. A l’époque, notre mentor était Michel Debré, qui a ouvert plus largement la fonction publique. Il faut dire que nous avions la chance d'avoir un  État-patron attirant, fort et respecté. »

Lucette : « On avait l’impression de pouvoir servir à quelque chose.

Rémy : « Exactement, il y avait d’énormes chantiers et d’importants dossiers à traiter. L’administration connaissait de grandes réformes et Michel Debré, d'une certaine façon,  nous tendait la main. »

Lucette : « Je rejoins mon mari sur l’aspect promotion sociale, mais je dois dire que je viens de beaucoup plus loin…! Je suis née au Maroc et suis arrivée en France à vingt-et-un ans après avoir travaillé deux ans puis obtenu une bourse pour me former au secrétariat de direction. A Paris, je suis devenue secrétaire sténo-dactylo dans la nouvelle administration qui venait d'être créée, chargée de la coopération avec l’Afrique.Mais je souhaitais progresser dans ma carrière. Dans la mesure où je n’avais étudié ni le droit ni l’économie, le seul concours qui m’était accessible, était, paradoxalement,  le pré-concours de l’ENA. »

Rémy : « Oui, je me souviens qu'on évitait les concours où les langues étrangères risquaient d'être un écueil quand on vient d'un milieu rural  ».

Lucette : « Le concours, qui consistait en une épreuve de synthèse ne requérait pas de connaissances précises et offrait deux années rémunérées de préparation au concours de l’ENA. Il fallait juste se lancer et ne pas croire que c’était impossible ! »

Enfants, que souhaitiez-vous devenir ?

Lucette : « Je n’avais pas de rêve particulier. Dans mon milieu, l’idée de l’avenir d’une fille était relativement simple : le mariage un point c’est tout. »  

Rémy : « Je n’avais pas non plus de vocation. J’ai grandi dans un milieu rural soumis à des contraintes importantes, l'exode rural avait déjà commencé, et l'avenir des métiers agricoles était des plus incertains. En fait, je cherchais juste un créneau où je puisse valoriser mon cursus universitaire tout en gagnant ma vie.  »

En sortant de l’ENA … 

Lucette : « Je suis entrée au ministère du travail et me suis occupée de  formation professionnelle. Même si ma carrière m’a menée vers d’autres ministères, je suis revenue à mes premières amours et j’ai fini comme sous-directeur chargé de la formation professionnelle et de l'Emploi  . Entre temps, j’ai choisi ma mobilité au ministère de l’agriculture… »

Rémy : « Par solidarité ! (rires) »

Lucette : « Oui par solidarité ! Mon mari est issu de ce milieu, je voulais le comprendre.»

Rémy : « Quelques souvenirs-flash d'un changement de direction. A la sortie de l’ENA, j’avais choisi l’inspection générale des affaires sociales car je voulais un travail qui garantisse un minimum d’indépendance et qui me permette de mieux connaître la France. Mais le destin en a voulu autrement :  J'ai été dirigé vers les cabinets ministériels et quelques missions spécifiques. Cela a duré 8 années...Travail particulièrement riche mais usant auprès des ministres. Le premier d'entre eux a été Robert Boulin, seul ministre de la République a avoir eu l'exclusivité des relations avec le Sénat pendant la crise institutionnelle sous le général de Gaulle. Son entregent était considérable. Difficile de trouver une meilleure école que la sienne pour s'initier à ces tâches, sa fin tragique nous a profondément attristés . J'ai continué ensuite, sous diverses formes,  avec d'autres ministres chargés des Affaires sociales.    Comme Robert Boulin, le Président Edgar Faure était un grand orateur devant les assemblées. Mais il fallait ensuite corriger ce qu'avaient pu retenir de leurs interventions les secrétaires des débats. Tâche bien délicate...Particulièrement à l'aise en toutes circonstances Edgar Faure avait fait un « come back » politique qui paraissait tout naturel. Avec lui le temps et l'heure comptaient peu car de longue date il consacrait très peu de temps au sommeil. Un soir, ou plutôt une nuit, il a téléphoné  alors que j'étais à la maternité pour la naissance de notre deuxième enfant. Il est tombé sur ma mère venue en renfort pour la circonstance. Surprise, ce n'était pas une naissance qu'on lui annonçait, mais un ministre qui lui parlait... »

Lucette : « Dans ce climat de réformes et de grands changements dans l’administration, notre sortie de l’ENA a été plutôt marquante. Nous arrivions chacun dans des ministères que nous avions l’impression de rajeunir: il n’y avait que très peu d'« Enarques », les postes étant occupés par d'anciens administrateurs blanchis sous le harnais. Tout alors y était vieillot, bâtiments, matériels, modes de gestion. Je me rappelle avoir demandé à mon arrivée, un code du travail, instrument indispensable dans le métier. On m'en a donné un qui datait de 5 ans ! Seul le directeur avait un code de l'année … et je ne parle pas des circulaires qui étaient acheminées par bateau vers les départements d'Outre-Mer (ce que j'ai découvert un peu plus tard lors d'un voyage à la Réunion).»

Rémy : « Cela rejoint parfaitement ce que nous évoquions plus tôt, sur l’ouverture de l’administration entreprise par Michel Debré : nous avions l’impression d’apporter quelque chose de neuf. Et j’espère que nous avons pu le faire ! Cependant au regard de toutes les réformes auxquelles nous avons participé,  quel regret qu'on ait fait si peu pour la gestion ! Ce sujet de la gestion de l'administration nous rattrape aujourd'hui avec les réformes de nos structures régionales ou départementales, mais les questions de  gestion intéressent toujours aussi peu les décideurs politiques. Que de fois avons-nous stigmatisé les inégalités de traitement budgétaire entre administrations centrales... Les centrales productrices de textes et de réformes étant moins bien loties en moyens budgétaires que celles chargées de leur contrôle financier. Des modèles auraient pu être expérimentés comme ceux existant au Canada, où un effort a été fait pour décrire et analyser les missions, détailler les objectifs et les tâches, et quantifier leur volume. Un tel système introduit un dialogue quasi contractuel entre le décideur budgétaire et la techno-structure, celle-ci pouvant garantir totalement ou partiellement l'atteinte des objectifs fixés selon la dotation accordée. Cela permet en outre de mettre fin au jeu de la « patate chaude » et de trouver de faciles responsables à des actions mal conduites. Il aurait été plus adulte de partir du concret et des missions mais quel grand chantier à conduire ! »

Lucette : « Et les années où nous exercions furent des années très difficiles en termes de gestion. Un de mes souvenirs marquants – et le plus piquant - remonte justement à la période où mon mari s'occupait de la « Sécu » à l'ACOSS , au moment d'une des grandes crises de financement. J’étais chargée du suivi des comptes de l'assurance-chômage, et là aussi le déficit était considérable ! Je me souviendrai toujours m’être rendue à Matignon pour une réunion. Me voyant arriver, la conseillère sociale du Premier Ministre lève les bras au ciel et s’exclame « Ah les Dhuicque, le couple le plus cher de l’année ! ». C’est resté depuis ! (rires) »

Rémy : « Il faut se rappeler que pendant ces années très dures de fin 70 à début 81 , l'inflation apportait des ressources quasi providentielles par l'augmentation mécanique des cotisations assises sur les salaires. Cela dissimulait hélas des évolutions en volume qu'il aurait fallu corriger. Période difficile pour la gestion des fonds ! « Trésor de la Sécu, argent des travailleurs, finances publiques  », les appellations peuvent changer. Mais quand les caisses son vides,  le remède est le même, et toujours douloureux. D'où l'émoi de Matignon. Grandeur et parfois infortune de certaines fonctions proches des abîmes ! ! En fait nous étions à une période charnière : on ne le savait pas encore, même si on pouvait le pressentir à certains signes, les chocs pétroliers des années 70, les reconversions industrielles et la concurrence internationale, la violence des conflits sociaux (Manufrance, Lip...). On devinait qu'après la période faste des dividendes du progrès allait en venir une plus difficile de remise en cause (les retraites, le financement de la Sécurité Sociale et du chômage, etc...). Mais comme le disait un de mes ministres : les Français aiment la révolution dans le respect des droits acquis ». ».

Lucette : « Je me souviens également d’un professeur de relations internationales en deuxième année de l’ENA – un mauvais souvenir ! A la fin du semestre, pour éviter que certains groupes ne bénéficient de notes un peu majorées de la part d’un enseignant trop généreux, une harmonisation était exigée. Mon professeur m’a convoquée en me disant qu’il était tenu de faire une moyenne équivalente à celles de ses collègues. Il m’a d’abord  félicitée, me confirmant que mon travail était excellent,  avant de me dire « Regardez cet élève, je suis obligé de lui mettre 18, son travail est remarquable ! Mais, je dois trouver une « victime » - pardonnez-moi du mot. Comme vous êtes une fille, vos notes sont moins importantes. Acceptez-vous que je baisse la vôtre? » - « Non! ». J’étais offusquée, il l’a tout de même fait.»

Quels sont vos loisirs ?

Lucette : « J’ai une passion, la généalogie. Née au Maroc de parents, grands-parents, arrière-grands-parents eux-mêmes nés en Algérie, j'avais besoin de  trouver mes racines en recherchant d'où ils venaient. C'est ce que j'ai entrepris une fois à la retraite. J’ai alors commencé à me former à l’informatique. Je me rappelle de Windows 95 – ça paraît loin ! Bien outillée, j’ai pu commencer à tirer les fils de ma généalogie. Cette passion nous a amenés à voyager pour consulter les archives départementales mais aussi à fréquenter les centres  mormons. A l'époque, avant que les archives départementales ne soient numérisées et mises en ligne, ce sont en effet les Mormons qui  avaient  microfilmé tous les registres paroissiaux et d’État civil de nombreux pays comme la France … et ceci afin de  pouvoir baptiser leurs ancêtres pour leur ouvrir le paradis. En échange de l'autorisation qui leur avait été donnée, ils devaient  remettre   le double de ces microfilms aux archives départementales. Si vous vous rendez dans un  centre mormon, près de chez vous, le microfilm qui vous intéresse est commandé à     Salt Lake City et vous pouvez aller le consulter chez eux ».

Rémy : « Outre le sport (le « ping ») mes loisirs sont plus littéraires :  je m'intéresse à toutes les œuvres poétiques, et parfois je m'y essaie... Ma femme et moi avons conclu un pacte : j’écris, elle illustre. Mais notre édition-diffusion reste familiale.  J'ai une grande admiration pour le  poète indien Rabindranath Tagore, mais j'apprécie toutes les facettes de la création littéraire depuis les auteurs les plus anciens,   la Bible et les psaumes  avec la traduction de Chouraqui en particulier, mais aussi les poètes chinois et arabes, et bien sûr tous nos auteurs  français, anciens et modernes, « lumières pour éclairer le reste de notre âge »» .

 

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